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Le discours de Grenoble, point de non-retour du sarkozysme

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02092010

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Le discours de Grenoble, point de non-retour du sarkozysme Empty Le discours de Grenoble, point de non-retour du sarkozysme






Par Pierre Cornu, paru sur Médiapart le 24 août 2010


«Le discours de Grenoble est une folie, mais une folie assumée», écrit Pierre Cornu, historien (université Clermont-2). La trangression républicaine que constitue la discrimination des Français selon leur origine, et l'assimilation de l'étranger au déliquant amène à la prise de conscience que le sarkozysme est «une illusion mortifère de prise en compte des besoins et des attentes de la nation, dans le reniement de ses héritages les plus précieux et de ses intérêts véritables.»

Le durcissement spectaculaire, en discours comme en actes, de la politique sécuritaire et migratoire française depuis le début de l'été 2010 ne constitue pas seulement le signe de l'échec définitif de la stratégie d'ouverture à gauche du président de la république, et la recherche, suite à la défaite de l'UMP aux élections régionales, d'une majorité de rechange incluant le Front national dans la perspective de l'élection présidentielle de 2012. Ce durcissement représente une transgression majeure, et sans doute irréversible, du pacte républicain tel que refondé à la Libération par les forces sociales et politiques issues de la Résistance.
Que la République sombre ou se régénère, l'été 2010 fera date. À ce titre, et malgré son indigence, la parole présidentielle mérite d'être prise très au sérieux, au regard bien entendu des victimes actuelles et à venir de ce durcissement, mais également de la société française dans son entier, entraînée sur le chemin du désastre par un chef de l'État indigne de son mandat.

Transgression et aveuglement

Certes, le discours prononcé à Grenoble par Nicolas Sarkozy le 30 juillet 2010, assimilant immigration et délinquance, remettant en cause les conditions d'appartenance à la nation et ouvrant la chasse aux « indésirables », doit beaucoup à des calculs à courte vue, dans un contexte médiatique particulièrement difficile pour le pouvoir, avec le développement incontrôlé d'affaires qui jettent une lumière crue sur la gangrène du capitalisme à la française et de ses relais politiques. Certes, l'État de droit demeure, tout comme les textes fondamentaux qui empêcheront l'application de la plupart des mesures annoncées - ce que le président et son ministre de l'Intérieur savent pertinemment.
Pourtant, on aurait tort d'analyser cette transgression seulement comme une mesquinerie tactique ou une faute morale due à la panique du président et de ses conseillers. Car cette transgression se situe dans une continuité et s'appuie sur des forces à l'œuvre depuis plusieurs décennies déjà, dont il n'est plus possible de méconnaître plus longtemps la profondeur, les logiques et les implications sociales et politiques. La parole présidentielle a libéré et légitimé une logique purificatrice mortifère contre laquelle, du fait même de l'origine de cette parole, il n'existe pas, en l'état actuel, d'antidote efficace. Le discours de Grenoble est une folie, mais une folie assumée.
L'heure n'est toutefois pas à la dénonciation et au procès du ou des responsables. Ils ont d'ores et déjà accompli l'essentiel de leur rôle historique, en légitimant politiquement et symboliquement un processus d'auto-épuration xénophobe du corps social, qui était jusqu'alors contenu vaille que vaille par le droit, la raison et les tabous de la mémoire du 20e siècle. De fait, un point de non-retour a été franchi, que même une improbable repentance ou une incertaine alternance ne sauraient abolir complètement.
Comment, en effet, effacer l'insulte faite à des millions d'hommes, de femmes et d'enfants du fait de leurs origines ? Comment redonner force aux principes humanistes et universalistes quand tous les xénophobes et racistes convaincus de ce pays, disposant d'une autorité grande ou petite sur leurs semblables, n'attendaient que cette parole pour libérer leurs pulsions de haine ? Comment appeler à la concorde nationale et à la paix civile quand des groupes ont été stigmatisés comme extérieurs ou traîtres à la nation et, au nom de la sécurité et de la défense d'une identité nationale fantasmée, se sont entendu déclarer la guerre ? Le pacte civique est déchiré. Que le sang n'ait pas encore coulé est sans importance pour l'analyse : il a été appelé, et il est rare, hélas, qu'on soit déçu de ce point de vue.
Ouvrons les yeux tant qu'il est temps : l'arsenal répressif a atteint dans ce pays une capacité inédite en temps de paix ; le territoire est quadrillé de camps de rétention et de centres fermés aux usages potentiels inquiétants ; les forces de maintien de l'ordre ont été coupées de la population et sont maintenues dans un état de stress dangereux par un sous-effectif chronique ; une propagande jusqu'alors indirecte, et désormais explicite, désigne dans l'Autre la cause unique des maux de la nation : le terrain est préparé pour le pire.
La dénonciation du danger extérieur et de la menace intérieure conjuguées ayant déjà commencé à fonctionner comme prophéties auto-réalisatrices lors des émeutes urbaines de 2005, il serait étonnant qu'il ne se passe rien sur ce « front » d'ici à la prochaine élection présidentielle. Paradoxalement, qu'il ne se passe rien serait même le signe de l'échec du discours de Grenoble. Consciemment ou non, volontairement ou non, l'ennemi désigné - jeune, masculin, issu de la périphérie proche de l'Europe et adepte supposé d'une religion agressive - doit jouer son rôle : jeter la société française dans les bras d'un pouvoir autoritaire, garant autoproclamé de l'identité symbolique de la population « de souche » (ce qui ne coûte pas grand-chose), et soutien discret mais efficace des privilèges matériels de l'aristocratie.

Impasse de la résistance ?

Témoigner, penser, dénoncer, c'est évidemment indispensable. Mais la démocratie ne sera pas sauvée par des protestations ni par une crispation sur des héritages dont la valeur n'est plus comprise que par une minorité. Soit elle trouvera la voie de sa refondation, en retournant en énergie positive les forces destructrices qui travaillent douloureusement le corps social, soit elle poursuivra son agonie, jusqu'à l'issue fatale. Car ce n'est pas l'action politique de Nicolas Sarkozy qui a développé le sentiment de menace existentielle qui touche la société française, ruine sa confiance en elle-même et nourrit sa peur de l'inconnu. Le rôle historique de cet homme, et c'est déjà beaucoup, s'est limité à cristalliser ce sentiment jusqu'alors ambivalent et incertain, à l'orienter vers un réflexe de rejet de l'Autre et, surtout, à légitimer symboliquement ce rejet. Et ce, avec une efficacité bien supérieure à celle de Jean-Marie Le Pen et du Front National dans les années 1980 et 1990.
Certes, on ne peut dire que la société française soit toute entière devenue xénophobe et antihumaniste, loin s'en faut. Les réactions indignées au discours de Grenoble l'attestent. Mais le président a encouragé ceux qui étaient les plus susceptibles de succomber à cette tentation ou qui y avaient déjà succombé depuis longtemps ; il a endormi, désarmé ou ridiculisé ceux qui auraient pu s'y opposer ; et surtout, il a puissamment orienté l'appareil d'État dans le sens d'une discrimination et d'une précarisation des enfants de l'immigration qu'il sera difficile d'abolir.
De fait, la configuration actuelle est véritablement désespérante pour quiconque, à l'intérieur ou à l'extérieur, garde la mémoire des promesses que semblait receler cette nation depuis qu'elle avait affirmé sa souveraineté et accepté de reconnaître celle de toutes les autres ; elle est effarante même pour qui croyait encore, lors du passage à l'an 2000, à l'ouverture européenne et internationale réussie de ce pays, à son rajeunissement, à son embellissement urbain et rural, à sa capacité d'adaptation au modèle économique post-industriel, à la redéfinition métissée de son art du vivre-ensemble. La France de 2010 est méconnaissable. Toute la question est de savoir si c'est elle qui fait si triste figure au monde et à ses propres enfants, ou si c'est seulement le masque que lui imposent ses dirigeants politiques dévoyés. Et dans ce cas, par quel moyen on peut faire que le discours de Grenoble soit effectivement une aberration sans lendemain dans l'histoire de la France contemporaine.

Penser la contre-révolution pour mieux la combattre

À l'évidence, la transgression du contrat social républicain opérée par Nicolas Sarkozy et les siens place leurs adversaires dans une difficulté considérable. On doit donner raison aux porte-parole de l'UMP sur ce point : l'opposition politique, associative et individuelle est désarmée, désunie, et surtout sans légitimité suffisante pour entraver la contre-révolution à l'œuvre. Et l'arrogance brute de ces soldats du front médiatique ne doit pas faire illusion : leur rusticité intellectuelle n'a d'égale que la sophistication et la puissance des armes à leur service. Dès lors, on peut soit se lamenter sur l'époque et se retirer dans la misanthropie, soit prendre acte de la situation et faire le nécessaire pour l'affronter avec quelque chance de succès. Ce qui implique un réexamen en profondeur de la stratégie d'opposition à la « dérive » observable depuis 2002 et amplifiée depuis 2007.
La première des difficultés est le constat troublant de l'absence de corrélation entre la popularité de l'équipe au pouvoir et sa capacité d'action : même affaibli par l'échec de sa politique économique et sociale, par les revers électoraux et leur impact sur la cohésion de l'UMP, par les révélations de la presse sur des affaires touchant des proches du chef de l'État, voire le chef de l'État lui-même, et enfin par l'affaiblissement inouï de la réputation de ce dernier, le système de pouvoir en place n'en continue pas moins à déployer son énergie contre-révolutionnaire, détruisant peu à peu les services publics, les organes de la solidarité sociale et les foyers de résistance au modèle de la compétition de tous contre tous.
Il faut donc cesser de juger les hommes au pouvoir à l'aune de la science politique habituelle, et penser leur action en résonance avec les tensions sociales et les mutations anthropologiques à l'œuvre dans le rapport entre le social et l'économique, et entre le local et le global. De fait, le combat n'est pas à mener seulement dans les lieux de pouvoir, mais également et surtout dans les espaces de la vie sociale - entreprises, lieux de sociabilité, écoles, administrations, collectivités - où se joue la survie des principes républicains d'égalité en droits et en dignité des hommes, des femmes et des enfants qui vivent sur le territoire. Il faut que la république vécue reprenne vie et forme jusqu'à se défaire de la république corrompue qui la représente indûment. La régénération doit toucher, de bas en haut, tous les échelons de l'organisation du pays, garder ceux qui sont sains, et trancher dans le bois pourri. Mais il y a urgence à mener ce combat. Une fois l'affrontement social et le cycle de la répression ouverts, en effet, il n'y aura plus que fidélités aveugles et réflexes de sauvegarde. Or, on peut légitimement craindre, au vu des surenchères récentes de quelques députés et ministres, que le pouvoir sarkozyste, qui se sait politiquement condamné en l'état de l'opinion, soit prêt pour se maintenir à prendre le risque d'un basculement dans la violence.

La seconde difficulté tient à l'habileté de la stratégie de brouillage des repères pratiquée par Nicolas Sarkozy depuis le début des années 2000. Fidèle en cela à la tradition politique du bonapartisme - l'« ouverture », c'était en grande partie cela -, il a en effet savamment mêlé les contraires, cultivant à la fois le discours d'autorité et les élans libéraux et humanistes, se plaçant à la fois en symbole de réhabilitation de l'agressivité virile et en protecteur des femmes, en défenseur de la tolérance et en soutien du raidissement conservateur de l'Église catholique, en artisan de l'ouverture de l'économie française au marché global et en partisan du protectionnisme agricole et industriel, etc. Le critiquer, c'est donc s'exposer à le voir revendiquer telle action, telle nomination vertueuse, exposant immanquablement le contradicteur à l'accusation de mauvaise foi ou de subjectivité partisane.
Habile, cette stratégie de brouillage le fut sans doute. Mais elle fut grandement aidée par l'état de brouillage préexistant des repères idéologiques tant de la gauche socialiste que du libéralisme humaniste d'inspiration laïque ou religieuse. Il suffit de voir la facilité avec laquelle une partie des dirigeants socialistes ont abandonné leurs principes les plus fondamentaux et adapté leur discours à ce qu'ils imaginaient être l'état réel de la demande sociale - par exemple sur la politique pénale ou les droits des sans-papiers -, pour comprendre la difficulté de la résistance à la contre-révolution. Il n'y a pourtant rien à gagner à se soumettre aux débats faussés proposés par le pouvoir, non plus qu'au jeu de la réaction émotionnelle aux faits divers qui entretiennent la peur et fabriquent les boucs émissaires de la crise de l'ordre social post-industriel. La discussion, c'est avec la société qu'il faut l'ouvrir, en expliquant les pièges et les faux-semblants du discours sécuritaire, et la logique mortifère des processus de purification qui ne s'arrêtent que lorsqu'ils ont broyé toute vie ; mais aussi en entendant les mots, les aspirations, les contradictions et les tensions d'une société trop longtemps aliénée à une injonction modernisatrice abstraite et qui croit retrouver prise sur son destin en s'aliénant à une figure martiale et fermée de son identité. Moins les élites se montrent vertueuses de ce point de vue, préférant en toute rationalité leur intérêt à la cause obsolète de la nation, et plus il faut allumer de contrefeux. Ainsi, la stigmatisation des migrants, nomades et autres marginaux a-t-elle de beaux jours devant elle - du moins tant que les opposants au gouvernement actuel n'auront pas compris qu'il n'y a aucun profit à espérer à transiger avec les valeurs fondamentales de la république. Condamner les seuls excès de la contre-révolution, c'est en valider le principe. Condamner la contre-révolution, c'est ne pas craindre l'excès dans la mise en œuvre des moyens de la résistance. L'heure est à l'intelligence politique, mais pas aux demi-mesures.

La troisième difficulté, étroitement liée à la précédente, tient à l'incapacité de la gauche à penser les luttes sociales depuis l'abandon du concept et de la pratique de la lutte des classes. Non qu'il faille regretter un mode de lutte qui n'a pas toujours rendu service à la classe ouvrière, mais qu'au moins l'on ne fasse pas comme si l'idéal d'une société de la satisfaction des besoins de tous et de l'abolition de l'exploitation de l'homme par l'homme avait été réalisé. De fait, malgré les principes égalitaires qui fondent la république, la société française est aujourd'hui plus proche du modèle victorien du 19e siècle que du modèle fordiste des trente glorieuses, avec un corps social de plus en plus divisé entre d'une part une masse précarisée et aliénée au capital, dépendant du crédit et d'un marché de l'emploi insaisissable pour se maintenir au jour le jour, et d'autre part une étroite élite accaparant sans cesse davantage les biens mobiliers et immobiliers, les ressources et les moyens de communication, dans la consomption vaine d'un capital dont elle ne sait plus que faire. Entre les deux, une classes moyenne atrophiée hésite entre solidarité avec les déclassés et soumission aux dominants, trop divisée pour défendre efficacement la démocratie en place, et trop marquée par l'effondrement des grandes espérances du 20e siècle pour s'engager elle-même dans sa refondation. La liquidation de Mai 68, c'est aussi la fin politique des classes moyennes. De fait, c'est un dualisme systématique qui se met en place sous nos yeux, séparant deux espaces de vie étanches, deux modes de reproduction sociale sans plus d'ascension possible, deux pratiques du droit - l'une répressive, l'autre laxiste -, deux univers symboliques opposés enfin, n'offrant aux masses qu'une version appauvrie et mesquine des « traditions » et de l'« identité nationale », et réservant à l'élite raffinements, plaisirs, réalisation de soi dans l'ouverture au monde.
Mais la comparaison historique entre 19e et 21e siècles est valide à ceci près que la société victorienne était une société de l'expansion démographique, économique et migratoire, résolvant dans la croissance économique et la conquête coloniale ses tensions internes ; tandis que la France de ce début de 21e siècle vit douloureusement le choc malthusien et la croissance anémique d'un monde plein, à la concurrence exacerbée pour l'accès à l'investissement, aux ressources et aux biens de consommation. La tentation protectionniste et xénophobe bien réelle de la société n'est donc pas une aberration collective, mais simplement la conséquence d'une intériorisation douloureuse des contraintes du siècle. Le réflexe de resserrement des solidarités et de la discipline collective à l'heure de la pénurie n'est pas non plus en lui-même une erreur ; c'est sa transcription en processus d'exclusion qui est dangereuse. Et c'est la grande habileté du pouvoir actuel que d'avoir su épouser par sa propre schizophrénie politique cette coupure de la société, proposant aux masses précarisées le discours démagogique de la protection, de la reconnaissance du « mérite » et de la punition des brebis galeuses, et aux élites le discours de la libéralisation de la circulation du capital, de l'appui de l'État dans la conquête des marchés et surtout de la garantie de ses intérêts contre la contestation et les demandes de partage de ce qui reste du monde du travail.
La solution n'est donc certes pas dans un retour à un purisme de gauche obsolète. Ce n'est pas pour rien que les électeurs se détournent des discours mécaniques du « progrès social ». Ce dont la population de ce pays a un besoin urgent, c'est en vérité d'une réactualisation critique et rigoureuse de la « question sociale » - celle du partage de la valeur et du souci du bien commun à l'heure de la contrainte environnementale. Et ce ne sont certainement pas les amis du président, pour la plupart héritiers paresseux et stériles d'un âge révolu de l'industrie et des services, ou théoriciens bornés de la rationalité indépassable du capital, qui pourront apporter quelque chose au débat. Mais pour y participer, encore faut-il avoir autre chose qu'un constat déprimant à proposer. Si l'on veut que le corps civique ne se résigne pas à un repli malthusien, il faut ouvrir une voie à l'expression de ses aspirations légitimes. Non pas dans les termes biaisés imposés par les élites au pouvoir, mais avec les mots mêmes de la vie sociale contemporaine, en s'appuyant sur ses forces et ses atouts réels.
Car il est faux de dire que le pouvoir en place se préoccupe sincèrement du bien-être de ses nationaux, fussent-ils réduits aux « Français de souche », exempts de toute corruption extérieure : on a même rarement vu une élite politique aussi peu représentative de la diversité régionale, sociale et culturelle de la nation, et aussi peu soucieuse de comprendre et de satisfaire ses besoins réels. Que l'on entende le caractère factice, stéréotypé, forcé même des discours en direction des agriculteurs, des petits entrepreneurs, des professionnels du tourisme, des retraités, etc. : l'équipe au pouvoir ne les connaît pas. Plus même, elle les craint, et s'imaginant que ces groupes adhèrent aux représentations anciennes construites à leur sujet, elle essaie frénétiquement de leur complaire en en rajoutant dans le conservatisme étriqué, la bêtise chauvine, le gros bon sens utilitariste. Il y a de la place, décidément, pour une représentation et une intégration véritable de groupes sociaux qui ne sont pas voués à la caricature que l'on donne d'eux. L'hégémonie du sarkozysme est sans doute réelle dans les sphères du pouvoir financier, elle est d'une fragilité méconnue dans le corps social et le tissu économique. Il est donc urgent de mobiliser les acteurs, médiateurs et élus qui connaissent les potentialités réelles des territoires pour sortir de l'incantation et coaliser les énergies susceptibles de déchirer la brume opaque qui recouvre le pays.

La quatrième difficulté, la plus douloureuse sans doute, est le constat de l'efficacité paradoxale de la brutalité, voire même de la vulgarité de la politique menée par l'équipe au pouvoir, contrastant avec l'impuissance de l'intelligence, de la science et du discours de l'art à se faire entendre de la société. Le président et ses fidèles parient sur les pires instincts, réactivent les représentations les plus stupides, flattent l'égoïsme et l'aveuglement, et, en apparence, en sortent renforcés. En regard, élus d'opposition, chercheurs, penseurs et artistes s'échinent à promouvoir une conception plus élevée de l'homme et du citoyen, et ne convainquent que les convaincus. Le rapport de force semble impossible à renverser, provoquant euphorie et surenchère chez les premiers et désespoir, renoncement, voire cynisme chez les seconds. Or, contrairement à ce que l'on dit trop facilement à gauche, cette difficulté ne tient pas seulement au contrôle des médias par le pouvoir, et encore moins à une attraction fatale des masses pour le pire. Certes, le contrôle de la presse, quoique limité aux médias de masse et imparfait encore dans sa capacité de manipulation, est un atout important de Nicolas Sarkozy depuis les débuts de son ascension politique. Certes, la société française est dans un triste état, déboussolée par l'éclatement des solidarités et nourrie de passions viles par l'industrie du divertissement. Mais cela n'explique pas tout, cela n'explique sans doute pas l'essentiel : la contre-révolution est efficace parce qu'elle entre en résonance avec une société plongée dans une crise d'anxiété collective sans précédent, et qu'elle propose comme remède à cette anxiété un remède bien plus convaincant que celui des médecins habituels de la démocratie libérale - patienter, endurer et s'adapter encore et toujours à la contrainte globale. Le discours sarkozyste transforme la peur en colère, le désarroi en arrogance, l'échec en triomphe : il ne peut que séduire les plus affaiblis. Surtout, il offre l'illusion que le local peut échapper au global, et que la France peut se comporter en isolat sociopolitique tout en bénéficiant des fruits du marché mondial. Funeste illusion, mais qui a déjà fait ses preuves dans le répertoire des partis autoritaires des périodes de crise sociale.
Est-ce à dire que l'histoire, et plus particulièrement la période de la grande crise du libéralisme européen entre 1914 et 19145, serait la clé de la compréhension du présent ? De fait, la question de la transposition des « leçons » de la crise des années 1920-1930 est généralement mal posée, aussi bien par ceux qui la prônent que par ceux qui la réfutent. L'important, en effet, n'est pas de savoir si le contexte est le même - bien évidemment, il ne l'est pas - mais si la séquence historique qui va d'une guerre mondiale à l'autre en passant par la crise de 1929 constitue une matrice efficace pour penser la fragilité de la modernité. Posée de cette manière, la question appelle une réponse positive. Ne serait-ce qu'en raison de la richesse de la réflexion produite dans l'expérience même, ou a posteriori, par ses acteurs, observateurs ou historiens, et intériorisée ensuite, sous des formes contradictoires et plus ou moins schématisées par les cultures politiques des différents partis.
Et de fait, c'est raisonner à l'envers que de pointer les ressemblances ou les dissemblances de la crise actuelle avec celle des années 1930 : si, par exemple, on observe, dans les deux périodes, des leaders populistes instrumentaliser la xénophobie, la tentation eugéniste ou la peur de la délinquance juvénile, ce n'est pas parce que les configurations socioéconomiques sont superposables, mais parce que ces mêmes leaders politiques se représentent le présent à la lumière du passé et pensent pouvoir produire les mêmes effets à partir des mêmes impulsions. Et inversement, lorsqu'ils modifient l'un des éléments du syncrétisme politique des fascismes, ce n'est pas parce qu'ils sont inadaptés au présent, mais simplement parce qu'ils cherchent à conjurer ce qui, selon eux, a causé la perte de contrôle et la ruine finale des entreprises populistes de la période antécédente. Ainsi de la question de l'antisémitisme, traitée de manière particulièrement soignée par les hommes au pouvoir en France aujourd'hui : on ne trouvera pas censeur plus vigilant des résurgences de l'antisémitisme que Nicolas Sarkozy, sans doute à cause d'une conviction personnelle sincère, mais plus sûrement en raison de sa volonté d'instrumentaliser librement la haine de l'Autre dont il croit les masses incapables de se détacher, sans être immédiatement ramené à la mémoire du génocide. Alors que sur la question des Roms, pourtant eux aussi survivants des persécutions nazies, les historiens ne sont plus les bienvenus et les « milliardaires de gauche », dixit le ministre de l'Intérieur Brice Hortefeux, sont sommés de se taire... Ce qui ne prouve en rien, hélas, que les apprentis sorciers au pouvoir ne verront pas l'antisémitisme reprendre malgré eux sa place centrale dans le processus de purification identitaire qu'ils ont encouragé, tant les schèmes symboliques de cette haine pluriséculaire sont puissants.
Karl Polanyi, économiste et anthropologue témoin et analyste perspicace de la crise de la démocratie libérale européenne, en avait déjà fait le constat dans les drames politiques consécutifs à la Première guerre mondiale et au krach de 1929 : les brutes ne sont jamais si efficaces que lorsqu'elles épousent et confisquent à leur profit une dynamique sociale profonde et légitime. De fait, c'est la même énergie qui fait les révolutions et les dépressions collectives, les élans d'enthousiasme et les déchaînements de haine, les actes collectifs de solidarité et d'altruisme et les expressions d'égoïsme et de xénophobie. Les libéraux des années 1930 ont perdu le combat de n'avoir pas compris à temps que le combat n'était pas contre les passions populaires, mais contre leur aliénation à une œuvre de destruction. La demande des sociétés européennes de cette époque n'était pas en soi une demande de fascisme : elle était simplement l'exigence désespérée d'une inversion de la relation d'aliénation du social à la tyrannie de l'économique. L'efficacité des fascistes était d'avoir compris comment instrumentaliser cette demande au profit d'un système politique dual, garantissant les intérêts des grandes entreprises et des élites dirigeantes tout en développant une solidarité contrainte des masses au prix de l'élimination criminelle des éléments sociaux désignés comme responsables de tous les maux de la nation.

La démocratie entre agonie et renaissance

Le contexte actuel est certes différent : même précarisée par le chômage de masse et la hausse des dépenses contraintes, la population française est loin de connaître la misère des classes populaires et des professions intermédiaires laminées par les crises de l'entre-deux-guerres, et l'Europe n'est plus une poudrière de haines et de ressentiments nationaux. Enfin et surtout, il n'existe pas l'équivalent des soldats démobilisés et désocialisés d'une guerre mondiale pour faire de leur désespoir l'instrument d'un pouvoir violent. Les hommes au pouvoir en France sur-jouent une virilité agressive qu'ils n'ont jamais eu à confronter au réel. On est dans la parodie. Mais la dynamique du libéralisme connaît bien, elle, une crise du même type que celle des années 1930, avec un écart devenu insupportable entre la « rationalité des marchés » et les exigences légitimes du corps social. Et la tragédie qui nous guette est celle non pas d'une réédition du nazisme, mais d'une imitation grotesque et dangereuse néanmoins de son dualisme fondamental par ceux-là mêmes, héritiers du libéralisme, paniqués à l'idée d'être balayés comme l'avaient été les libéraux européens de l'entre-deux-guerres.
Prendre en compte cette donnée tout en gardant une conscience aiguë du champ des possibles dans le désordre européen et mondial actuel est donc la condition première de la régénération des institutions sociales et politiques françaises.
De fait, c'est une erreur commune de croire que la vérité se trouverait nécessairement à l'opposé de l'erreur, tout comme le bien par rapport au mal. Bien souvent, en réalité, ces contraires ne sont séparés que par un espace étroit, un détail infime, une différence imperceptible. Les mouvements politiques les plus dangereux ne sont pas ceux qui s'opposent à la vérité et à la justice, mais ceux qui en accaparent de manière biaisée les exigences. De même, c'est une erreur ancienne de la gauche de considérer que la vérité politique réside dans l'abstraction et ne peut se transformer en justice sociale que par une pédagogie descendante, c'est-à-dire par l'éducation, la rationalisation et la purification morale du corps social. La société n'est ni bonne ni méchante ; elle est, tout simplement, et son droit à être et à inventer son devenir est le fondement le plus sûr de tout système ou projet politique. Enfin, c'est une erreur commune aux démocrates de penser que le désenchantement du politique est une nécessité, le système le plus juste étant forcément le plus modeste et le plus terne. Le politique ne se réduit pas à la gestion : il a une dimension symbolique qui n'est ni pure ni impure, mais qui doit être prise en compte dans les institutions, faute de quoi elle constitue une arme redoutable entre les mains des adversaires de ces dernières. La contre-révolution sarkozyste n'est pas autre chose qu'une captation opportuniste de l'exigence de cohérence symbolique du politique dans une période de désagrégation douloureuse du lien social. Que Nicolas Sarkozy ait réussi à se faire élire en mobilisant quelques noms du Larousse des noms propres avec des méthodes de publicitaire en dit long sur la carence spirituelle des dirigeants politiques nationaux. Sortir de ces conceptions erronées, dépassées ou malhonnêtes du politique, c'est donc assumer véritablement, sincèrement et avec une confiance raisonnable les aspirations de la société française à son propre épanouissement.

On le voit donc, ces quatre difficultés n'en forment qu'une : c'est tout simplement la distance creusée entre le principe de souveraineté et la pratique politique qu'il s'agit de combler. Tout d'abord, en désignant pour ce qu'elle est la république sarkozyenne : une illusion mortifère de prise en compte des besoins et des attentes de la nation, dans le reniement de ses héritages les plus précieux et de ses intérêts véritables. Ensuite, en refondant la république non sur un contre-discours utilisant lui aussi les canaux médiatiques et des symboles usés ou factices, mais par une immersion confiante dans ce que la société, dans sa diversité, peut mettre en commun et faire fructifier pour répondre positivement aux défis du siècle. Et l'on peut raisonnablement espérer que lorsque les citoyens de ce pays se rendront compte que cette république-là leur ressemble bien plus que le régime brutal et corrompu préfiguré par le discours de Grenoble, ils sauront faire le nécessaire, au moment et avec les moyens de leur choix, pour rendre figure humaine, honneur et efficacité à la démocratie française.



http://arsindustrialis.org/le-discours-de-grenoble-point-de-non-retour-du-sarkozysme
brusyl
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Le discours de Grenoble, point de non-retour du sarkozysme :: Commentaires

brusyl

Message Jeu 2 Sep 2010 - 14:21 par brusyl

long mais excellent article, analyse très pointue, qui présente deux intérêts tout particuliers :
partant du discours de Grenoble elle met en relation toutes les caractéristique de la gouvernance de la sarkozye
elle ne se contente pas du constat, elle donne des indications sur les moyens de réagir

yapuka....

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