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Si c'est la vie - Arlette Farge

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17022011

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Si c'est la vie - Arlette Farge Empty Si c'est la vie - Arlette Farge








« “Le point où j’en suis ?” La question est si évidente qu’elle stupéfie. Normalement, on devrait pouvoir répondre sur-le-champ, ou alors esquiver la question d’un éclat de rire. Or, on se prend à fléchir, à ployer, à se sentir taraudé par le point d’interrogation. On décide d’écrire au plus vite, soumis à l’injonction. C’est sans compter avec la page blanche, qui reste blanche ; on se sent envahi par un brouillard aqueux et une émotion certaine. Puis on décide d’inscrire des mots, parce qu’il nous en vient d’un seul coup.

Où en suis-je ? Comme beaucoup. Inerte et vivante. Douloureuse et indignée. Enfantine et romantique. Face à ce qui démesurément dans la société se déchire, se trouve brusquement déconstruit, piétiné, méprisé, arraché avec violence, on ne peut que ressentir de l’humiliation et de l’épuisement à ne pas pouvoir réagir. Chaque nouvelle, information toujours suivie d’une autre dès l’aube du jour suivant, est source de peine et de rage. De haine aussi. Oui, la haine, ce sentiment jusqu’ici jamais ressenti, présent maintenant et durable. Mais pourquoi rester calme quand le spectacle de la destruction des institutions touche toute la scène sociale, la déstabilise et la punit violemment ? Faut-il vraiment énumérer ? Hôpitaux, enseignement, prison, police, fonction publique ; argent ruisselant des mains de quelques-uns ; mépris pour la pensée et le savoir ; goût du vulgaire ; fractures multiples du lien social ; rejet violent des autres, étrangers ou faibles. Autant de choix de vie condamnés, de parcours fracassés, d’insultes à ce que sont et le partage et l’action. Pire peut-être, l’impression d’être muselé, obligé à la passivité, entouré d’une camisole de force. Alors, c’est à devenir fou et cela enlève jusqu’à la possibilité d’avoir une idée forte de soi et des autres.

Il y a quelque chose comme une obligatoire relégation de chacun à la solitude, une paralysie envahissante ressemblant à une apocalypse lente, une inquiétude lancinante, celle du “comment refaire après ?”. Penser contre s’avère relativement facile ; inventer autre chose ressemble à une pérégrination sans lendemain qu’on ferait le souffle court et sans espoir. Prendre une posture héroïque serait une solution, si le mot “héros” n’était pas si singulier et si connoté ; à tout le moins peut-on adopter des postures de lutte contre le déversement des paroles dites en tous sens, venant du haut de la hiérarchie comme du bas. Comment cheminer dans un monde où, à chaque effort de résistance, il est apposé un très clair interdit : “Tu as tort, c’est devenu incontournable.” Européanisation, mondialisation, traders, chefs d’Etat sans âme, etc., tout est devenu incontournable. Même l’adjectif l’est lui aussi.

Comment réagir face aux bassesses du pouvoir et à ses mensonges si ce n’est par la colère, comment retrouver l’Autre dans le visage de l’autre qui a été défiguré par la volonté du pouvoir ? Même en relisant Michel Foucault, en s’emplissant de sa force et de sa magistrale écriture, une certaine impuissance forme un imposant obstacle. L’infiniment délaissé, le pauvre, le fou, l’abîmé, l’emprisonné n’ont même plus droit à un regard : il faut surtout les chasser ou ne plus les voir, comme dans les ordonnances de police du XVIIIe siècle déployées contre la mendicité et organisant la surveillance des étrangers et des Juifs.

Le discours politique du pouvoir étreint les cœurs par la démesure de son absence de vocabulaire, par le choix de mots décomplexés, donc violents et triviaux : ainsi oblige-t-on chacun à être frappé, abruti puis convaincu par ces paroles. Tout sert au mensonge ; des mots disparaissent : classe ouvrière, vivre ensemble, idéologie, rapports de classe, tandis que d’autres, fulminatoires, sont choisis pour montrer du doigt ceux qui devraient quitter la société, aller ailleurs, loin de la vue. Le rêve, l’enchantement, la ferveur, l’enthousiasme ne sont plus de mise, voire grossiers ; quant au “désir du collectif”, il est à se demander si le pouvoir comprend même qu’il en existe un, en dehors de la communauté à laquelle il appartient.

Il faut vivre pourtant ; puisque dénoncer ne sert de rien, il est bon de rechercher la proximité avec les objets du désir. Que reste-t-il de nos amours, et où allons-nous les réenchanter ? Il est des chemins déraisonnables donc raisonnables : entretenir le rêve, la construction et la création, se nourrir de passions qui ne veulent pas être défuntes. Ainsi les salles obscures et l’art cinématographique sont, en un premier temps, un refuge, en un deuxième, un réservoir d’énergie, de partage et de subtilité. C’est un voyage où ne se vit jamais l’oubli, quoi qu’il arrive, où le mot “liberté” signifie quelque chose puisque ses envers sont souvent mis en scène. C’est une déambulation corporelle et sensible, où l’identification comme le rejet construisent du sens et aident l’imaginaire et la pensée à se projeter à travers les espaces et les temps. C’est aussi répondre à l’invitation du créateur, donc recevoir sa démarche et trouver ensuite les mots pour partager cette sensibilité avec autrui. Le cinéma est l’entrelacs des lumières, des images et des sons, l’histoire infinie de ce que nous fûmes et avons peur de devenir : l’irréel, l’irrationnel et le réalisme le plus cru y fabriquent une danse éternelle et vivante, inventive et fugace, qui distille à chaque plan d’imprévisibles émotions et de fols espoirs comme on le disait autrefois. Ce sont bien souvent les “têtes fêlées” qui disent le vrai.

Le cinéma ne suffit pas, la vie continue à la sortie des salles. Il reste à mettre de la colère dans nos passions quotidiennes, et faire de celle-ci du savoir partagé avec autrui. Historienne, “j’aborde le pays des morts, je vais dans l’autre monde” (Pascal Quignard) pour en recueillir l’infini des affects, des émotions, incertitudes et balbutiements, frénésies et secousses, afin d’expliciter au grand jour que nous sommes encore héritiers de ceux qui nous dépaysent pour avoir vécu dans un autre temps. Je vais là-bas, dans le XVIIIe siècle, au ras des mots écrits, des paroles ordinaires, des voix des humbles rapportés ; immergée dans des bribes de phrases, des morceaux de vie, je lis et déchiffre ce que nous fûmes. Le XVIIIe siècle est un pays proche et lointain à propos duquel il fut tant parlé : siècle de la critique philosophique, du libertinage, de l’irreligion et… de la Révolution. Certes il est tout cela mais, enfouis dans les archives de peu que sont celles de la police, on y lit l’inventivité des humbles, la compétence des voix, des paroles, la sensualité de vies obscures se rencontrant sans cesse, solidaires ou batailleuses, mais décidées à faire route entre Dieu, le Roi, l’infortune, la fatigue et la mort. Ils ont brodé leurs vies, tenté de fracturer leurs “prisons” ; hommes et femmes du peuple se sont mêlés en une mixité aussi évidente que violente. Ils ont aimé leurs enfants et en ont perdu bien plus que ceux qu’ils ont pu élever. De ce pays des morts, je reviens régulièrement en écrivant des livres cherchant à transmettre les voix d’autrefois, les modulations du passé, les secousses des émeutes, non pour en faire des exemples mais pour donner un sens à ces vies et convaincre que l’histoire nous a trop caché tous ces affects, ces opinions, ces sensibilités qui sont pourtant inscrits en nous et qui, bien souvent, font écho au présent.

Pourquoi parler du XVIIIe siècle ici ? Parce qu’il me préoccupe quotidiennement et qu’il est éminemment politique, joueur, subversif et inégalitaire. Parce qu’il ne s’est pas supporté lui-même, improvisant de façon inouïe et inattendue le sens d’une révolte qui aurait pu rester éphémère. Parce que sa langue est belle comme la lumière et que ses philosophes, quoi qu’on en dise, n’étaient pas toujours éclairés. Parce que Watteau, Fragonard et Chardin y ont posé palette et que le Voyage à Cythère ainsi que les Fatigues de la guerre ont existé. Le Siècle des Lumières fut vulnérable, discontinu et empli de misère entourée de pierreries royales. Puis il fut défait, et cela fut même étrange pour ceux qui le défirent. Il faut dire qu’on vivait alors dans un mouvement constant, dans un tourbillon de pensées, de fêtes et de prisons gémissantes. Le mouvement était son âme pour le meilleur comme pour le pire, et l’itinérance le mode de vie de nombreux qui le peuplèrent. Le siècle eut du souffle, de l’âme et de la dérision, et la proximité entre les corps favorise l’échange et l’émotion.

Qu’on soit clair : il n’y a rien à imiter de ce siècle, ce serait a-historique, mais il est bon de l’entendre, de le lire, entrer en écho avec son obscure luminosité pour inventer nos jours, illuminer nos chagrins, trouver dans les corps, les rêves et les esprits de ceux qui y vécurent de quoi nourrir les nôtres, affaissés, déçus, maltraités en somme. “Telles les fleurs se tournant vers le soleil, les choses révolues se tournent, mues par un héliotropisme mystérieux, vers cet autre soleil qui est en train de surgir à l’horizon historique. Rien de moins ostensible que ce changement. Mais rien de plus important non plus”, écrivait Walter Benjamin dans ses Ecrits français. D’ailleurs, ne faut-il pas sans cesse, en historien(ne), se préoccuper de faire éclater la continuité du temps passé pour en dégager une vie singulière. “Une vie tient une époque entière et dans une époque tient l’ensemble de l’histoire humaine”, écrit encore le philosophe.

Il faudrait dire encore deux ou trois choses : l’extraordinaire tristesse d’avoir été trahie (celle dont on ne se remet pas et qui embue les yeux) ; la volonté intacte d’expérimenter des libertés qui donnent accès à la vie ; l’affection qu’il faut donner à nos passions parce que, me semble-t-il, nous devenons semblables à des tableaux dépeints et crevassés. »

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