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Des hommes ordinaires

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10022009

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Des hommes ordinaires Empty Des hommes ordinaires




Pascal Combemale - Alternatives Economiques - n°277 - Février 2009

http://www.alternatives-economiques.fr/des-hommes-ordinaires_fr_art_815_41873.html

Du massacre des juifs à celui des Tutsis, les exemples sont légion où les hommes ordinaires se transforment en bourreaux. Soumission à l'autorité, conformisme et déshumanisation peuvent être des éléments pour tenter de comprendre l'inacceptable.

Des hommes ordinaires est le titre du livre que l'historien anglais Christopher Browning a consacré aux massacres de masse de juifs polonais par le 101e bataillon de réserve de la police allemande, entre juillet 1942 et novembre 1943. En effet, trop âgés pour être engagés dans l'armée, ces 500 hommes, pour la plupart mariés et pères de famille, appartenaient à la classe ouvrière ou à la petite bourgeoisie; presque tous étaient originaires de Hambourg, l'une des villes les moins nazifiées d'Allemagne. Mais c'est ce bataillon composé "d'hommes ordinaires" qui a abattu au moins 38 000 juifs, hommes, femmes et enfants, le plus souvent d'une balle dans la nuque, à bout portant. Les exécutions duraient la journée entière, comme un travail. Malgré la possibilité offerte par le commandant du bataillon de refuser (les quelques objecteurs ne furent pas sanctionnés), plus de 95% de l'effectif participa aux massacres sans discontinuer.

Ces hommes n'avaient jamais été sur le front et n'étaient donc pas des soldats rendus insensibles par la guerre. Ils ne tuaient pas à distance, sans discerner leurs victimes: au contraire, ils croisaient leur regard. Mais ils se sont progressivement endurcis, se montrant de plus en plus brutaux. Interrogés ultérieurement, ils affirmèrent "ne pas avoir eu le choix", "avoir obéi aux ordres". L'une des principales raisons invoquées fut aussi l'esprit de corps, la crainte de paraître trahir le groupe, d'être considéré comme un lâche, une "femmelette", que l'on exclut et méprise.

Pour tenter d'expliquer l'inacceptable, Christopher Browning avance trois facteurs: la soumission à l'autorité (en l'absence des chefs, nombre de ces policiers cessaient d'obéir), le conformisme (le refus de se désolidariser du groupe d'appartenance, la crainte de s'en trouver banni) et la déshumanisation.


Soumission passive

Entre 1960 et 1961, Stanley Milgram (1933-1984), professeur de psychologie sociale à l'université de Yale, entreprit une série d'expériences dont le but était d'étudier la soumission à l'autorité. En voici le protocole: des cobayes des deux sexes, appartenant à toutes les catégories sociales, étaient recrutés par petites annonces pour participer, contre rémunération (quatre dollars), à ce qui leur était décrit comme une expérience scientifique sur l'apprentissage et la mémoire; à leur arrivée, un tirage au sort déterminait l'attribution de deux rôles, celui de professeur et celui d'élève; l'expérimentateur, présenté comme un "scientifique", expliquait au "professeur" qu'il allait devoir apprendre à "l'élève" une série d'associations entre deux listes de mots (par exemple l'association blanc-neige ou froid-glace, etc.), puis vérifier l'efficacité de cet apprentissage (l'élève devant par exemple répondre "glace" quand on lui dit "froid"); il lui précisait aussi que, selon certaines théories à tester, l'élève apprend mieux et plus vite lorsqu'une punition lui est infligée chaque fois qu'il commet une erreur.

La punition choisie dans ce protocole étant une décharge électrique, l'élève était attaché sur un fauteuil, avec des électrodes fixées sur les poignets; de son côté, le professeur s'asseyait devant un pupitre sur lequel il trouvait à sa disposition trente manettes permettant d'infliger des décharges d'intensité croissante, s'échelonnant de 15 à 450 volts, les dernières "doses" étant mortelles. En réalité, le tirage au sort était truqué: seul le professeur était un cobaye; l'élève était un comédien qui devait donner une bonne réponse sur trois et simuler une douleur croissante, jusqu'à l'agonie, à mesure qu'il était supposé recevoir des décharges de plus en plus fortes (1).

L'expérience fut menée selon 18 variantes sur une population de plus 1 000 personnes. Dans une première variante, le professeur et l'élève se trouvaient dans deux pièces différentes, le premier ne percevant les réactions aux électrochocs que par les coups donnés par sa victime sur le mur (après 375 volts, les coups cessaient). 65% des cobayes, malgré des signes évidents de malaise et de tension intérieure, ont finalement obéi aux ordres, allant jusqu'à la décharge maximale. Dans une deuxième variante, les gémissements, puis les hurlements de l'élève étaient audibles: le pourcentage a baissé à 62,5%. Là encore, les cobayes ne se sont pas comportés comme des robots insensibles et impassibles: manifestement, l'expérience les perturbait, les stressait, mais ils ont continué à obéir. Dans la troisième variante, le professeur se trouvait dans la même salle que son élève: le pourcentage est tombé à 40%. Lorsque lui était imposé un contact physique avec la victime (il devait lui prendre la main pour la poser sur une plaque reliée à l'électricité), il a chuté encore, jusqu'à 30%.

D'autres paramètres furent modifiés, tels que l'attitude de l'expérimentateur, qui pouvait être distant et autoritaire ou débonnaire et sympathique (peu d'effet); la possibilité de tricher (lorsque l'expérimentateur donnait ses consignes par téléphone, beaucoup de cobayes n'augmentaient pas l'intensité des décharges: ils mentaient pour masquer leur désobéissance, mais sans oser affronter ouvertement l'autorité); le sexe des cobayes (les femmes obéissent autant que les hommes); le lieu de l'expérience (un lieu privé, moins prestigieux que l'université ne modifie guère les résultats)...

Un contrôle a été effectué, relatif au type des cobayes: laissés libres d'agir à leur guise, seuls 5% (de sadiques!) infligèrent des punitions au-delà du seuil de souffrance intolérable de l'élève; les autres manifestaient au contraire une conscience morale (d'où leur stress lorsqu'ils exécutaient des ordres contrevenant à cette morale). Un autre contrôle était relatif au statut des personnes occupant chaque rôle: si l'expérimentateur ordonnait de cesser de punir alors que l'élève acceptait de continuer, le cobaye obéissait au premier (ce n'est pas le contenu de l'ordre qui importe, c'est le statut de la personne qui le donne); si l'expérimentateur était remplacé par un individu sans légitimité scientifique, le cobaye n'exécutait pas ses ordres (idem, si deux autorités de même rang donnaient des ordres contradictoires). Notons aussi un autre résultat important: si le cobaye était entouré par d'autres individus, aussi anonymes que lui, mais qui contestaient ouvertement et vigoureusement l'autorité, le pourcentage s'effondrait (10%); en revanche, si ces individus intervenaient pour soutenir l'autorité, le pourcentage atteignait 92,5% (le conformisme joue un rôle déterminant).

Finalement, il apparaît que la modification du contexte ou du cadre induit une variation extrême des comportements, puisque le pourcentage peut aller de 10% à plus de 90%. Le vrai dilemme, pour les cobayes, était d'obéir à leur conscience, donc à eux-mêmes, et d'assumer cette responsabilité, ou bien d'obéir à autrui, à un ordre extérieur et de se déresponsabiliser. L'expérience a montré que le cobaye se considérait le plus souvent comme "l'agent exécutif d'une volonté étrangère" (Milgram) et non comme l'auteur de ses propres actes (autonomie). A la limite, par cette soumission passive, il devenait le rouage d'un système et cessait d'agir selon ses propres sentiments et convictions (cette déconnexion de son sens moral le libérait de l'angoisse de la liberté...).

Résumons: hormis quelques exceptions, tous les individus s'étant prêtés à l'expérience réprouvaient de tels actes de torture. Mais ils les ont commis en abdiquant leur capacité à agir de façon autonome pour obéir passivement à une autorité investie d'une légitimité (qui peut être scientifique, religieuse, politique, etc.). Et ceci alors qu'ils ne subissaient aucune véritable contrainte et ne risquaient personnellement rien (il ne s'agissait pas d'affronter la Gestapo!).


Déshumanisation

L'expérience menée par Philip Zimbardo en 1971 à l'université de Stanford est d'un autre genre. Ce professeur de psychologie sociale transforma les locaux de son laboratoire en prison. Il sélectionna 24 étudiants de sexe masculin parmi ceux qui s'étaient portés candidats (la rémunération était de 15 dollars par jour). Sans qu'ils le sachent, 12 furent choisis au hasard pour jouer le rôle des prisonniers et les autres celui des gardiens. La police municipale de Palo Alto collabora en procédant à l'arrestation surprise des 12 premiers, à leur domicile, sous le chef d'inculpation de participation à un vol à main armée. Arrivés à la "prison" de Stanford, ils furent fouillés, mis à nu et aspergés d'un désinfectant. Ils ne reçurent comme seul vêtement qu'une blouse avec le matricule leur servant désormais d'identité. Une chaîne fut fixée à leurs chevilles et le bas nylon sur leur tête était supposé se substituer à un rasage complet.

De leur côté, les gardiens étaient encore un peu gênés. Cela ne dura pas. En effet, les prisonniers tentèrent de se rebeller. C'est en matant cette rébellion que les gardiens entrèrent dans leur rôle. Les prisonniers passèrent entièrement sous leur contrôle: l'autorisation d'aller aux toilettes pouvait par exemple être refusée de façon arbitraire; le refus contraignait les détenus à se soulager dans leur cellule et à vivre dans la saleté et une odeur pestilentielle. Le troisième jour, une courte visite des parents et des amis fut autorisée: constatant l'état de saleté, de fatigue et parfois de dépression de leurs enfants, quelques-uns s'inquiétèrent, mais, confrontés à l'autorité du directeur, ils n'allèrent pas jusqu'à exiger leur libération.

Plus tard, une rumeur de projet d'évasion circula. Philip Zimbardo chercha à en trouver l'origine en utilisant des "indics". Puis, pris à son propre jeu, il tenta de faire incarcérer les cobayes "coupables" dans la "vraie" prison du comté (heureusement, la police refusa, mais pour des raisons d'absence de couverture par l'assurance de l'université...). Le harcèlement des prisonniers s'intensifia. Certains gardiens se comportèrent humainement, mais ils ne se désolidarisèrent pas de ceux qui punissaient les détenus. Parmi ceux-ci, si quelques "fortes têtes" se rebellèrent, la plupart essayèrent de se comporter en "bons prisonniers".

L'expérience cessa au bout de six jours grâce à l'intervention d'une amie de Zimbardo, qui exigea son interruption après avoir découvert l'état des détenus. Elle fut la première à réagir ainsi après plus de cinquante personnes venues visiter la prison. En moins d'une semaine, une situation totalitaire avait déshumanisé les gardiens, auxquels personne n'avait donné l'ordre de se comporter ainsi, et les prisonniers, la plupart ne s'identifiant plus qu'à leur matricule. On comprend que, sollicité pour expliquer les sévices commis dans la prison d'Abou Ghraib en Irak, Zimbardo (2) n'ait pas eu à chercher longtemps une réponse: de bons garçons avaient été placés dans une "barrique maléfique" (evil barrel).

"En 1994, entre le 11 avril à 11 heures et le 14 mai à 14 heures, environ 50 000 Tutsis, sur une population d'environ 59 000, ont été massacrés à la machette, tous les jours de la semaine, de 9 h 30 à 16 heures, par des miliciens et des voisins hutus, sur les collines de la commune de Nyamata, au Rwanda" (3). A la machette, pendant des journées entières de traque dans les marais, à horaire fixe, comme on coupe la canne à sucre, entre voisins se connaissant de longue date, capables de se nommer par leurs prénoms, qui avaient pu boire des bières ensemble, qui supportaient les mêmes équipes de foot... Hobbes avait tort: l'homme n'est pas un loup pour l'homme. Car les loups ne se comportent pas ainsi.
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Des hommes ordinaires :: Commentaires

country skinner

Message Mar 10 Fév 2009 - 9:56 par country skinner

Ce qui me semble intéressant dans cet article (au delà d'une analyse plus fine des expériences de Milgram, que l'on cite toujours très approximativement) c'est la mise en évidence de deux facteurs essentiels de la "déshumanisation" : Le respect de l'autorité (soumission) et le respect du consensus collectif (conformisme)

On parlait récemment entre nous du doute (mise en question) systématique et de son intérêt. Il me semble que la mise en question critique a au moins cet avantage de porter de la lumière sur nos raisons de nous soumettre à l'autorité et au conformisme, que ce soit en politique ou en philosophie.

Est ce que les emmerdeurs qui se demandent toujours "pourquoi veut on que je pense ainsi ?" feraient des bourreaux moins efficaces ? Sans vouloir m'en assurer par l'expérience, je l'espère...

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